Société

Nous, les domestiques modernes - Réflexions autour du film

19 janvier 2022 - par Sarah Walin

© ZINTV

Le documentaire est disponible gratuitement sur le site web de ZIN TV

 

« Nous, celles que vous appelez

les bonnes,

les nounous,

les servantes,

les esclaves modernes,

vous allez nous entendre !

Ce film livre un autoportrait collectif de femmes combatives. Dans l’intimité du groupe, ces femmes sans-papiers témoignent de leurs craintes et de leurs espoirs. Elles s’emparent de la caméra pour rendre compte des différentes formes de violence subies au quotidien, mais aussi de leurs combats. Les peurs ne disparaissent pas, nous apprenons à vivre avec, elles nourrissent notre lutte »

Ceci est le synopsis du film documentaire « Nous, les domestiques modernes » que nous projetions le 14 novembre dernier. Aurora, Flora et Lina étaient également présentes pour nous livrer leur témoignage, en tant que femmes sans-papiers vivant et travaillant en Belgique, et nous parler de leur combat et revendications. Ces femmes font partie de la ligue des travailleuses domestiques, du comité des travailleur.euse.s migrant.e.s et sans-papiers de la CSC Bruxelles.

Elles ont quitté leur pays pour diverses raisons. Pour s’assurer un avenir meilleur, et souvent, pour assurer un avenir meilleur à leurs enfants. Elles sont en Belgique depuis 5, 10, 15 ans, mais n’ont aucun droit sur le territoire. Elles sont cachées, inexistantes dans les registres de l’Etat. La peur ne les quitte jamais, et, « même la peur », elles doivent la cacher, comme le dit l’une d’entre elles dans le film. Pour elles, tout acte de la vie quotidienne constitue une menace. Prendre le métro, faire ses courses. Un contrôle de police et elles risquent l’enfermement en centre fermé et une expulsion vers leur pays d’origine. De force.

Ces femmes travaillent en tant que femmes de ménage et nounous chez des particulier.e.s. Leur situation administrative les rend vulnérables et les contraint à des situations d’exploitation. Elles travaillent bien au-delà des limites de temps de travail légales, prestant souvent plus de 60 heures par semaine. Certaines vivent chez leur employeur.euse. Dans ces cas-là, le travail ne s’arrête jamais. Les enfants sont toujours présents, il y a toujours des vêtements à repasser, un « service » à rendre à la dernière minute.

« Nous sommes des êtres humains, pas des machines. Et même les machines ont besoin d’un temps d’entretien ! »

Malgré ces conditions, ces femmes n’ont pas la possibilité de refuser ce que leur demande leur patron.ne. Ce travail est leur moyen de survie, pour elles et leur famille. Aucune protection de l’Etat en perspective si elles le perdent. Plutôt le contraire.

 

La chaîne globale du soin

Ces femmes s’occupent des conditions matérielles d’existence d’autres personnes. Elles sont chargées de faire les courses et préparer la nourriture. Elles sont chargées de nettoyer les espaces de vie, les objets essentiels à celle-ci, les vêtements. Elles sont chargées de s’occuper et de prendre soin des enfants ou des seniors. A leur charge, toutes les tâches essentielles et quotidiennes dans la vie d’une personne.

Grâce à ce « travail reproductif »[1], les personnes sont nourries, habillées, en forme pour pouvoir accomplir, à leur tour, leur travail. Il.elle.s économisent du temps et de l’énergie pour se consacrer à d’autres choses. C’est grâce à ce travail que le système économique peut tourner, car il « produit » de la main-d’œuvre disponible pour le travail dit, lui, « productif ».

Cependant, ces tâches domestiques du travail reproductif ne sont pas valorisées, voire invisibilisées au sein de la société. Puisqu’elles n’aboutissent pas directement à une production concrète, leur rôle est effacé. Elles font partie d’un processus dont seuls les résultats, en fin de chaîne, sont valorisés. De plus, ce sont des tâches considérées comme « normales » puisqu’essentielles à la vie de chacun.e. Il est donc facile de minimiser la charge de travail qu’elles représentent et leur importance cruciale pour le système économique.

Mais si ces femmes n’étaient pas là pour les assurer, leurs patrons auraient-ils autant de temps pour travailler, gagner de l’argent, se reposer, pratiquer leurs loisirs ?

Aujourd’hui, dans les pays « du Nord »[2], dont la Belgique, ce travail reproductif est grandement pris en charge par des femmes migrantes et sans-papiers[3]. Puisque les femmes qui s’en occupaient auparavant ont petit à petit quitté le foyer pour aller travailler comme les hommes, il a fallu que d’autres prennent le relais. Ce sont donc d’autres femmes qui quittent leurs enfants et foyers pour venir prendre soin de ceux des autres, à des milliers de km de chez elles.

Comme de manière continue dans l’histoire (esclavage, colonisation, politiques migratoires utilitaristes,), les pays du Nord exploitent et profitent des richesses et populations des pays du Sud pour s’enrichir eux-mêmes. Les politiques migratoires européennes permettent de créer une catégorie de personnes sans droits et exploitables à merci : les « sans-papiers ». De la main-d’œuvre invisible et pourtant très utile. Les tâches délaissées par la population européenne ne disparaissent pas, mais les invisibles s’en occupent. A moindre prix.

Employer des « domestiques modernes », c’est recourir au travail illégal : pas de taxes à payer, pas de contrat à respecter. C’est fixer ses propres conditions, exploiter sans crainte des femmes qui vivent la crainte continuellement.

Les revendications de ces femmes attendent des réponses urgentes. Ces femmes, comme tou.te.s les travailleur.euse.s réclament : la possibilité de porter plainte, le salaire minimum, des congés payés, des heures supplémentaires payées, des horaires stables de travail, l’accès à une couverture maladie. Et avant tout, la régularisation[4].

Soutenons leurs revendications. Refusons les politiques néolibérales et racistes de l’Etat. Réclamons la régularisation de toutes les domestiques modernes. Réclamons la régularisation de toutes les personnes sans-papiers.

Le documentaire est disponible gratuitement sur le site web de ZIN TV.

Sources :

https://www.lacsc.be/page-dactualites/2020/10/22/le-travail-des-invisibles-entretien-overseas-avec-marilou-de-la-cruz-repr%C3%A9sentante-de-la-ligue-des-travailleuses-domestiques-de-la-csc-bruxelles

http://www.revue-democratie.be/index.php?option=com_content&view=article&id=1387:interview-de-eva-jimenez-lamas-et-magali-verdier-travailleuses-domestiques-sans-papiers-la-lutte-au-grand-jour&catid=67&Itemid=147

https://gresea.be/IMG/pdf/gresea_trav_mond_definitive_date_sources_graphiques-2.pdf

 

 

 


[1] Le travail reproductif comprend, au-delà du soin matériel, le soin émotionnel et psychologique. Le travail reproductif est essentiellement pris en charge par les femmes selon « la division sexuelle du travail ». Ce concept implique une différence dans les tâches prises en charge par les femmes et celles prises en charge par les hommes, ainsi qu’un rapport de hiérarchie des deuxièmes sur les premières. Voir : https://www.cvfe.be/publications/analyses/53-apports-feministes-a-la-critique-du-travail

[2] La distinction entre « pays du Nord » et « pays du Sud » est celle de rapports de domination des premiers sur les seconds, et provoquant des inégalités entre pays et populations de ces pays.

[3] De manière légale ou illégale, ces tâches et métiers sont dévalorisés tant au niveau social que salarial.

[4] Manifeste de la ligue des travailleuses domestiques