Société
« Avant de vouloir nous protéger, faut nous parler »
23 septembre 2024
© Blaise Fevry
Le 19 mars 2024, dans le cadre de l’élaboration de la pièce Balle Perdue, la troupe de théâtre a rencontré deux policiers dans les locaux de Magma. Accompagné·e·s de leurs encadrants, une dizaine de jeunes ont eu l’opportunité de poser des questions aux professionnels et de comprendre davantage leurs perspectives sur les violences policières, thème central de la pièce. Retour sur cet évènement instructif et électrique.
“T’as noté tes questions ?” lance Souly, animateur des ateliers théâtre. “Non, t’inquiète je les ai en tête” répond Nassim, membre de la troupe, confiant. Il est 17h. Dehors, le soleil brille. De chaleureux rayons transpercent les grandes fenêtres de la salle située au rez-de-chaussée des bureaux de Magma. Une pièce avec un léger écho, prête à accueillir un échange que les jeunes attendent depuis longtemps. Pendant que Margot, coordinatrice chez Magma, vérifie que tout est opérationnel au niveau logistique, les jeunes déplacent les chaises pour former un cercle. Certains appréhendent ce moment, d’autres ont très hâte. Tout est prêt dans la salle. Il ne reste plus qu’à attendre les derniers jeunes et les deux policiers qui ont confirmé leur présence. Face au nombre incalculable de refus qu’elle a essuyés de la part de la police, Margot espère qu’ils n'annulent pas en dernière minute. Pas le temps de trop y penser puisque Thomas et Carole (noms d'emprunt), habillés en civil, font leur entrée quelques minutes plus tard. Les jeunes se lèvent et leur serrent la main tour à tour. L’atmosphère est bonne mais légèrement tendue. “Vous êtes stressés ?” demande Thomas. Certain·e·s répondent par la négative et le rassurent. Tout le monde prend place et les policiers s’assurent de ne pas être assis l’un à côté de l’autre pour se fondre dans la masse. Une fois bien installées, Margot et Souhaïla, animatrice remplaçante, présentent le programme de la soirée.
La première activité est un jeu brise-glace. Le but est de se présenter et de décrire ses émotions du jour à travers un plat. “Je m’appelle Wadie, j'étudie pour devenir agent psycho-médico-social et aujourd’hui je suis une salade de pâtes. Dedans, il y a des choses qu’on aime et d’autres pas” lance d’entrée de jeu le jeune garçon, membre de la troupe. “Moi je fais des études en dentisterie et aujourd'hui je suis un tajine au poulet parce que …”, “Parce qu’on est là !” répond ironiquement Carole à Mohamed, participant à la rencontre. Tout le monde rit et les visages se détendent. Audrey, membre de la troupe, étudiante en kinésithérapie et plutôt positive en ce début de rencontre poursuit: “Moi je suis une salade de fruits parce que je suis contente et c’est frais”. Puis vient le tour des professionnels de se présenter. “Je m’appelle Thomas, je suis policier depuis 30 ans. J’ai travaillé pendant longtemps en intervention et aujourd’hui je fais des ateliers de prévention dans les écoles. Pour répondre à la question, je suis un steak frites salades. Le plat est divisé et les frites et la salade ont de l’expérience de terrain, comme moi”. Carole, qui exerce la même fonction, continue : “Moi je suis des sushis parce que le riz qui colle me rappelle la cohésion. Et bien que les sushis soient différents au niveau de la forme, ils ont tous le même goût”.
L’après-midi se poursuit avec diverses discussions et activités pour apprendre à se connaître. Les jeunes ainsi que les policiers se prennent au jeu. Des moments de complicité et d’entente se font remarquer ici et là. Les heures défilent. Il est donc temps de faire une pause. Tout le monde s’installe autour d’une table bien garnie. Chacun·e se sert et on fait passer la nourriture pour celles et ceux assis aux extrémités. Plusieurs petites conversations isolées alimentent un bruit de fond jusqu’à ce que Souhaïla pose la question fatidique : “Selon vous, est-ce que les violences policières existent ?”. Un silence, puis une première réaction de Soulaïmane, membre de la troupe : “Oui mais il y a des bons et des mauvais policiers comme il y a des bons et des mauvais jeunes”. Leni, également membre de la troupe, ajoute qu’il y a une dimension systémique aux violences policières, que ces dernières touchent surtout les non-blancs. Certains acquiescent tandis que les policiers écoutent attentivement. Yassir, un autre membre de la troupe, poursuit: “La violence policière existe car je l’ai vécue. Dans chaque métier, il y a des bons comme des mauvais. Seulement, ici, la sentence est minimaliste pour les policiers par rapport aux citoyens lambdas”. En désaccord avec une partie du discours, Wadie souhaite rapidement prendre la parole : “Faut arrêter de dire ça. Les policiers ont un pouvoir de vie ou de mort sur les gens donc ils n’ont pas le droit d’être mauvais. On ne peut pas leur donner des armes quan on sait qu’ils sont racistes par exemple. En France, en huit mois à peine, on te donne déjà une arme*. On donne plus de temps de formation à quelqu’un qui va tenir un balai qu’à quelqu’un qui va tenir une arme. Vous vous rendez compte ?”. Impressionnée par ce constat, Carole prend des notes. Tout le monde autour d’elle réalise ce que Wadie vient de dire. Visiblement gêné par la situation, Thomas s’exprime promptement: “Pendant toute ma carrière, je n’ai utilisé mon arme qu’une seule fois, lorsqu’un véhicule a voulu me foncer dessus. Je ne pense pas qu’il y ait de bons ou de mauvais policiers. Par contre, c’est vrai qu’à certains moments on vit des situations compliquées et qu’il y a un système. On peut faire des erreurs”. Margot poursuit et pointe le mauvais encadrement des jeunes policiers. En plus, selon elle, beaucoup de gens rentrent aussi à la police pour de mauvaises raisons. Carole s’apprête à répondre aux propos de plusieurs personnes : “Tout d’abord, il y a effectivement beaucoup de non-lieux lors des affaires de violences policières mais sachez que, souvent, ce sont des policiers qui ne retrouvent pas facilement du travail après. Ensuite, je suis d’accord avec Margot. Les jeunes policiers sont de moins en moins encadrés. Après leur avoir donné plusieurs formations, j’ai d’abord constaté chez eux un énorme manque de rencontres avec des personnes de culture, de langue ou d’origine différentes. Il leur faut plus de formations interculturelles. Ensuite, on manque de personnel donc c’est aussi pour ça que les jeunes policiers ne sont pas bien accompagnés. Avant, il était impossible qu’ils sortent seuls, il y avait toujours un collègue plus expérimenté pour partir avec eux sur le terrain”.
Morgann, membre de la troupe, et Audrey, assises l’une à côté de l’autre, semblent découvrir une autre facette de la problématique. Yassir, lui, attend impatiemment sur sa chaise pour répondre aux propos de Thomas. Il bouge nerveusement sa jambe pendant que plusieurs jeunes prennent la parole. C’est enfin son tour: “Une arme c'est très important et ça a des répercussions. Et puis, il n'y a qu'à regarder tous ceux qui sont morts à cause des violences policières : Mawda, Mehdi, Adil, Ibrahima et tous les autres ! Ils ont été tués ! Tous les policiers derrière ces affaires ont agi sans protéger qui que ce soit. Ça fait 5 mois qu’on travaille sur ce projet, et aujourd’hui quand je vois ces morts, je nous vois nous. Je me dis qu’on est peut-être les prochains. Vous parlez de la vie détruite des policiers mais eux au moins vivent !"
Nous, derrière, c’est toute une communauté qui est traumatisée ! Avant de sortir, ma mère me dit toujours “Fais attention” parce que je me suis déjà fait taper et palper par la police”. Le discours poignant de Yassir touche tout le monde autour de la table. Mohamed, membre de la famille du défunt Adil** , fixe le sol et tâche de ne pas montrer son émoi. Thomas reprend : “Ma mère aussi me dit tout le temps de faire attention. Je comprends la douleur que vous ressentez quand vous perdez un copain, surtout dans un contexte pas clair voire injuste. Il y a peut-être eu une erreur pour Adil par exemple. Et s'il y a erreur, le policier doit être puni. C’est la justice qui doit bien faire les choses. Mais pourquoi Adil s’enfuit ? Pourquoi quelqu’un s’enfuit s'il n’a rien fait ?”. Plusieurs jeunes se redressent de leurs chaises et répondent simultanément. Souhaïla rappelle que tout le monde peut s’exprimer mais pas en même temps. Suite à cela, elle donne la parole à Soulaïmane. “Pourquoi les jeunes s’enfuient ? Parce que la police a tendance à frapper jusqu’au sang ! Ils ont tellement l’habitude que la police soit violente que même s’ils savent qu’ils n’ont rien fait, ils ont peur”, rétorque le jeune garçon, ayant aussi vécu des violences policières. Les échanges se poursuivent. Quelques jeunes préfèrent écouter plutôt que participer à la discussion. Carole continue à noter dans son calepin. Les policiers répondent franchement aux questions posées et se sentent à l’aise pour poser les leurs également. Nassim, intéressé par le profil psychologique des policiers, leur demande : “Est-ce que le fait d’être constamment confronté à la violence ça change une personne ?”. Face à cette question, les larmes montent aux yeux de Carole : “Oui, c’est dur. Une fois, j’ai eu une journée avec 22 interventions. Dans le lot, il y avait 3 filles violées, des bébés morts, une femme excisée et une bande de pédophiles. C’est horrible. Tu ne sais pas revenir en arrière. À cause de ça, aujourd'hui, je suis de ceux qui ne supportent plus rien. Tout me touche et je ne sais plus regarder les news à la télévision”. Cette déclaration provoque, une fois de plus, un bouleversement autour de la table. Intriguée, Audrey poursuit : “Est-ce que vous vous sentez accompagnés quand vous faites face à toute cette violence ?”. Thomas répond par la négative. “C’est alors aussi le système qui vous pousse à agir ainsi” ajoute l’étudiante. Face à cela, Thomas précise que les policiers ne sont pas obligés de consulter des psychologues mais qu’ils peuvent en faire la demande. Une fois la confiance installée et après avoir longuement discuté, plusieurs jeunes partagent leurs propres expériences avec la violence policière. Wadie commence : “Un jour, sur le chemin pour aller au théâtre, deux policiers m’ont interpellé. Ils m’ont dit “Tu vas où ?”. Je leur ai répondu “Là je vais au théâtre”. Après ça, ils se sont moqués de moi et m’ont dit “Depuis quand un Arabe ça va au théâtre ?”. Thomas interrompt le jeune pour souligner que son anecdote est drôle et prend la parole à sa place : “J’entends ce que vous dites mais c’est vrai que parfois il y a des situations où c’est interpellant de voir que des jeunes se retrouvent à des endroits où ils ne sont pas censés être. Quand un Molenbeekois est à Woluwe à deux heures du matin, on peut se demander ce qu’il fait là-bas”. Plutôt silencieuse jusqu’ici, Morgann ne comprend pas et intervient: “Bah si, il a le droit d’être là. On a le droit de sortir tard avec nos amis et d'être autre part que dans notre commune. Pourquoi on ne pourrait pas ?”. Soulaïmane poursuit avec son expérience : “Un jour, alors que je courais pour rejoindre ma mère à un arrêt de tram, une voiture de police a fait un dérapage d’un coup et des policiers sont venus me contrôler sans raison. Je me suis laissé faire mais à un moment ils m’ont manqué de respect et je leur ai dit qu’ils n’avaient pas le droit. À ça, ils m’ont répondu : “On va t’emmener au cachot et tu vas voir c’est quoi le manque de respect”. Ils ont aussi contrôlé ma mère juste après”. La discussion pourrait durer encore longtemps mais il est tard. Souhaïla met fin aux échanges et souhaite que le groupe fasse un dernier tour de table pour partager son avis sur l’expérience. Margot débute en remerciant tout le monde d’être venu et particulièrement les policiers pour avoir tenu leur engagement. Océane, venue un peu plus tard dans la soirée et membre de la troupe, poursuit : “Je suis touchée et faudrait plus s’attaquer au système”. Audrey, elle, a apprécié la rencontre mais regrette fatalement que rien ne soit réglé. Wadie continue : “On a senti qu’à certains moments ça a pu lâcher, que ce soit de mon côté ou de celui de Carole. Depuis tout petit, la police me frappe. Je n’aime pas la police mais je me rends compte qu’à l’avenir je pourrais faire un pas vers vous”. Yassir, fortement investi dans l’expérience, poursuit: “Merci. Je m’excuse s’il y a des frustrations. Je terminerai juste en disant qu’avant de protéger ceux qu’on veut servir, faut parler à ceux qu’on veut servir”. Nassim, positif, pense que la rencontre d’aujourd’hui était déjà une solution en soi tandis que Mohamed n’y croit pas. “Qu’on en parle ou pas, il n’y a rien qui change”, précise le jeune homme. Thomas remercie chaleureusement tout le monde : “Merci à tous. Ensemble, on a semé une graine et peut-être que ça va devenir un arbre. Volontiers pour remettre ça une autre fois”. Le groupe s’applaudit et tout le monde aide à remettre les chaises en place. Avant de s’en aller, Margot s’adresse une dernière fois aux policiers : “S'il vous plaît, parlez de ce genre d'initiatives à vos collègues et partagez-leur nos réflexions, c’est important".
Jihane Bufraquech Journaliste et membre de l’Organe d’Administration
- * Pour le cadre opérationnel le plus bas, la formation policière en France dure approximativement 12 mois. Dans ce cadre, les élèves reçoivent une formation pratique sur l’usage des armes à feu et peuvent en porter sous la supervision de formateurs qualifiés. Cependant, ce n’est qu’après avoir réussi leur formation qu’ils ont le droit de l’utiliser sans restriction tout en respectant les réglementations légales et déontologiques. En Belgique, ce type de formation dure 6 mois. Après cela, les agents de police ont le droit de porter une arme.
- ** Adil Charrot est un jeune bruxellois décédé le 10 avril 2020 après qu’une voiture de police l'a mortellement percuté.
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