Nord/Sud

L’histoire coloniale et l’école ?

15 juillet 2019

© Groupe de recherche Achac, Pariscoll. part.

Nous reproduisons ici des extraits de l'exposé de Romain Landmeters, doctorant FNRS-FRESH en histoire contemporaine à l'UCLouvain Saint-Louis Bruxelles, lors de la conférence-débat que nous avons organisée le 18 mai 2019. Le chercheur dresse un état des lieux concernant l'enseignement de l'histoire de la colonisation en Belgique francophone et expose également des revendications.

« La colonisation est un pan méconnu, ou en tout cas peu maîtrisé, des jeunes belges tant flamands que francophones. En 2008, l’enquête réalisée par l’Appel Pour une École Démocratique (APED) menée par Nico Hirtt, avait démontré qu’un étudiant sur quatre, dans l’enseignement général, ignorait que le Congo a été une colonie belge et que, dans l’enseignement professionnel, moins d’un élève sur deux connaissait ce lien entre les deux pays1. Il est donc important de se poser la question de combien sont ceux qui connaissent formellement l’histoire et les conséquences de cette domination qui a duré 75 ou 77 ans (en fonction des trois pays : Burundi, Congo et Rwanda).

La question qu'a alors posée  Nico Hirtt - comment expliquer qu’il y ait une si grande ignorance ? -, je l'aborde depuis 2016. Je suis reparti du texte de base utilisé dans l’enseignement en Fédération-Wallonie Bruxelles, c’est à-dire le référentiel2. Il faut savoir que chaque discipline dispose d'un référentiel que les professeurs doivent respecter en construisant leur leçon. En histoire, le référentiel date de 1999 ; il a donc 20 ans. Il prescrit d'étudier des moments-clés et des outils qu’on appelle « conceptuels ». Le référentiel impose d’aborder d'une part le monde et l’impérialisme des pays industrialisés et, d'autre part, la décolonisation et les relations Nord-Sud. Il contraint ensuite à la maîtrise des principaux constitutifs d’un processus de colonisation, de décolonisation et de néocolonialisme. Cela veut dire que les étudiants doivent pouvoir identifier ce qu’est une colonisation, une décolonisation et un modèle néocolonialiste. Cependant, il faut surtout noter que les professeurs du secondaire n’ont aucune obligation de s'arrêter sur la colonisation belge, donc on peut aborder ces différents concepts sans avoir recours à ces 77 ans d’histoire que j’évoquais au préalable. […]

Il faut savoir qu'à la rentrée 2018, il y avait 126 000 élèves en secondaire. J'avais repéré au moins 13 programmes d'histoire pour l’ensemble de la FW-B. Il est donc important de se poser la question de leur pertinence, ne fut-ce qu'en termes de moyens humains et financiers pour les construire. Je tente de faire passer cette question via les différents contacts que nous avons eus avec les institutions compétentes : « Pourquoi autant d’argent ? Pourquoi autant de programmes ? Par ailleurs, qui sont les personnes qui sont compétentes pour les rédiger ? Car nous avons l’impression qu'en lisant ces programmes, il y aurait une pléthore d’experts et de didacticiens ». […]

Sur l’histoire de la colonisation belge, comme le disait le principal inspecteur d’histoire responsable surtout pour les cycles du supérieur (5e et 6e secondaires), « [les programmes] reprennent et développent à l’attention des enseignants les intitulés des référentiels mais quel qu'en soit le type d’enseignement officiel ou libre, ni l’Afrique, ni le Congo ne sont mentionnés dans les contenus obligatoires à aborder par les titulaires des cours d'Histoire. Tout au plus peut-on voir apparaître à titre de suggestions ou de pistes de travail non obligatoires la colonisation de l'Afrique et le Congo »3. Par conséquent, il tout à fait possible, qu’un élève ait abordé le concept de colonisation par l'intermédiaire de l’Inde britannique ou  d’un autre territoire colonisé à la même période. […]

En 2015, un nouveau programme est sorti sur base d’un nouveau référentiel pour les humanités professionnelles et techniques4. Il impose explicitement l'enseignement de l'histoire de la colonisation spécifiquement belge. On peut dire qu’il y a quand même eu une avancée depuis 1999. Il faut toutefois souligner que cela a suscité de vives réactions quant à son contenu, notamment dans le monde associatif (par ex. le  Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations). Dans l’unité 6 dudit programme, qui est intitulée La colonisation, la décolonisation et les relations entre colons et colonisés au Congo belge, les auteurs introduisent la colonisation sur base du concept de migration. Or, « la migration est un déplacement de population d’une certaine ampleur qui s'opère  d’un certaine manière »5. Cela est absolument inadéquat par rapport à ce que peut réellement être un processus de colonisation. […]

Au début de l’année 2018, alors que 230 historiens faisaient la une du journal La Libre Belgique en s'opposant à la suppression éventuelle du cours d’histoire dans le secondaire, mon équipe de recherche a suggéré, tout comme d’autres spécialistes de l’histoire de la colonisation belge, des corrections au programme précité à la Ministre de l'Enseignement Marie-Martine Schyns. Cela n'a malheureusement donné aucune suite. […]

Nous avons formulé ces propositions, car nous avions également constaté certaines absurdités dans l'avis no 3 du pacte d’Excellence, selon lequel il semblait bien que l’histoire de l’immigration et de la colonisation demeurait bien l’histoire des autres, l’histoire de minorités qui doivent s'intégrer6. [...]

Ce que nous défendons avec mes collègues. Nous voudrions que le nouveau récit qui sera construit reconnaisse une place  à tous les invisibilités du récit national. Les anciens colonisés ne seront donc plus uniquement présentés comme des objets mais bien des sujets de l’histoire. Cette nouvelle présentation de l’histoire sera basée sur les avancées les plus récentes de la recherche scientifique et permettra d’aborder davantage  le temps long, c’est-à-dire le système de domination coloniale, et de s'appesantir un peu moins sur les temps dit “forts” du début et la fin de la colonisation. »

A lire :  

  • Amandine Lauro et Romain Landmeters, Manger végétal ou colonial?? Les (vrais) enjeux de l’histoire de la colonisation, dans Éduquer, tribune laïque. Publication de la Ligue de l’Enseignement et de l’Éducation permanente asbl, no 133, novembre 2017, p. 15?19.
  • Romain Landmeters et Enika Ngongo, Une école qui rassemble les histoires de tous. Oser enseigner l’histoire de la colonisation belge, dans Bruxelles Laïque Échos, no 99, 2017, p. 29?32.
  • Romain Landmeters, L’histoire de la colonisation belge à l’école. Décentrement, Distanciation, Déconstruction, Bruxelles, BePax, 22 décembre 2017.

 

Avec le soutien de la Fondation Roi Baudouin 


Nico Hirtt, Seront-ils des citoyens critiques?? Enquête auprès des élèves de fin d’enseignement secondaire en Belgique francophone et flamande, Bruxelles, Appel pour une école démocratique (APED), septembre 2008, p. 33.

2 Ministère de la Communauté française, Compétences terminales et savoirs requis en histoire. Humanités générales et technologiques, Bruxelles, 1999.

3 Kalvin Soiresse Njall et al., Lutte contre les discriminations au regard de l’histoire et de la mémoire coloniales?: état des lieux. Actes de la conférence, Bruxelles, 7 décembre 2012, Bruxelles, Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations, 2012, p. 29-30.

4 Fédération Wallonie-Bruxelles. Administration générale de l’enseignement. Service général de l’enseignement organisé par la Fédération Wallonie-Bruxelles, Programme d’études. Histoire. 466/2015/240. Enseignement secondaire et ordinaire. Humanités professionnelles et techniques. 2e et 3e degrés, Bruxelles, 2015.

5 Jean-Louis Jadoulle, Mathieu Bouhon et Agathe Nys, Conceptualiser le passé pour comprendre le présent. Conceptualisation et pédagogie de l’intégration en classe d’histoire, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain. Unité de didactique et de communication en histoire, 2004, p. 283 (Apprendre l’histoire ?, 7).

6 Fédération Wallonie-Bruxelles, Pacte pour un Enseignement d’Excellence. Avis no 3 du Groupe central, Bruxelles, 7 mars 2017, p. 285.