Société

Molenbeek Saint-Jean : faire beaucoup avec peu

8 février 2016

© HMD

Jonathan Carreyn, 26 ans, travaille chez Atouts Jeunes, une association d'aide en milieu ouvert de Molenbeek. Il raconte son action dans le quartier, ses aspirations, ses échecs, ses rebonds... Portrait d'un jeune qui aide les jeunes, entre espoirs et décontraction.

Au terme d'études d'infographie poursuivies sans conviction, Jonathan prend une année pour réfléchir. Une chance qu'il met à profit pour s'intéresser au travail de sa mère qui œuvre auprès de sourds. S'il ne sait aujourd'hui si c'est son éducation ou une véritable vocation qui l'a poussé à entreprendre de nouvelles études dans le social à Louvain-la-Neuve, ce changement radical a été déterminant.

« J'y ai trouvé un véritable sens, et comme cela me plaisait, j'ai réussi sans me poser de questions. »

Le cursus est émaillé de stages qu'il effectue dans diverses institutions, notamment autour du handicap et de la cécité. En troisième année, il se consacre plus spécifiquement à la jeunesse, en s'investissant au sein de l'ASBL Infor Jeunes qui lui permet d'aller à la rencontre des familles. Il y lutte contre le décrochage scolaire  et mène en parallèle un travail de recherche sur la ségrégation[1] qui a cours dans de nombreuses écoles. Il découvre au passage combien le chemin vers l'égalité est long et parsemé d'embûches :« La Belgique et les Pays-Bas sont les seuls pays au monde où les familles ont la possibilité de scolariser leurs enfants où bon leur semble. Mais le jeu est biaisé par l'auto-dépréciation, le manque d'information et même des écoles plus élitistes qui font croire tout et n'importe quoi pour s'éviter des publics non désirés », explique-t-il.

Il travaille un temps durant ses études chez Promo Jeunes, qui le recommande à une association idoine, Ajouts Jeunes, qu'il n'a pas quittée depuis.

 

De la nécessité d'inventer

L'ASBL se consacre à l'information, la prévention et aux actions communautaires pour les moins de 18 ans sur le secteur situé au nord de la voix de chemin de fer qui traverse Molenbeek. La cheville ouvrière de son travail est le dialogue :

« Cela permet de connaître le terrain, de cerner les problématiques du lieu. »

Dans son secteur, la première chose qui lui a sauté aux yeux, c'est que la poignée de travailleurs sociaux d'AJ est quasiment la seule structure opérationnelle du coin qui soit totalement dédiée aux jeunes :« La maison de quartier est fermée pour travaux depuis 2 ans. Restent le planning familial, une maison médicale et une petite antenne de maison de quartier. » Quant aux lieux de loisirs, c'est peu ou prou, le désert : 

« La piscine est réouverte depuis peu, mais a été fermée plus de 3 ans », constate-t-il. Et dans un paysage où la mobilité des jeunes hors de leur commune, et parfois même hors de leur rue, est presque inexistante[2], la pauvreté des alternatives[3] est à l'image de celle de Molenbeek[4].

Le défi est de taille, car outre ce déficit structurel et la maigreur des budgets alloués, autant les moins de 14 ans sont nombreux à se rendre aux activités proposées, autant il est ardu pour l'association d'attiser la curiosité des ados. Jonathan et ses acolytes animateurs d'Atouts Jeunes décident, pour remédier à cet état de fait, et inventent le projet Jeunes Relais avec les ados du quartier.

« Le but est de donner aux plus âgés des outils pour devenir acteurs du quartier et de sa renaissance culturelle, par l'animation, la gestion des conflits. »

L'opération est un succès malgré une absence de moyens et de locaux saisissante :« En 2015, nous avons organisé des ateliers dans le parc pour 170 inscrits, avec des activités sportives ou culturelles proposées par nous et des jeunes du quartier ! »

Et les bénéfices sont nombreux : au-delà d'un déploiement exponentiel de forces vives et du supplément d'estime qu'y trouvent les apprentis-animateurs, les jeunes les plus impliqués sont récompensés pour leurs efforts. Ainsi l'organisation d'une brocante a permis à ses jeunes promoteurs de partir une journée dans un parc d'attractions. D'autres projets en cours les emmèneront bientôt à Londres ou Madagascar.

« La finalité, c'est surtout de leur montrer qu'ils ont la possibilité de faire, même à partir de pas grand-chose, de créer le déclic, vivifier le quartier, changer le regard », résume le jeune animateur.

 

Avec toute la passion nécessaire

Ce qui le garde ardent à la tâche, c'est de « réparer les injustices pour les gamins et de changer la vision de la société sur eux », et réciproquement : « Beaucoup de choses positives émergent, comme ces jeunes qui ouvrent leur propre asso. » Et puis, il y a toujours à faire : « J'aime être acteur, être créatif, inventer de nouveaux dispositifs. Chaque projet est différent, chaque jeune est différent. » Enfin, Jonathan est jeune, à l'instar de ses protégés. Il a des « tas de choses en commun avec eux : la musique, les jeux vidéo » et avoir la chance de pouvoir s'y consacrer pleinement, libre qu'il est de toute obligation familiale.

Bien sûr, « il y a la fatigue parfois, et puis c'est un boulot où, si tu comptes tes heures, si tu t'impliques trop émotionnellement, tu ne tiens pas ». Parfois « les lenteurs administratives, les lourdeurs, le politique, le manque de réactivité [de certaines institutions] sont hyper frustrants ». Quand un jeune décroche, quand un projet avorte, « il faut se remettre en question », puis remonter en selle. « Même si ça pèse. »

Faire ça toute sa vie ? Il ne sait pas. Jonathan aime son boulot.

« Être au contact des gens, aider à résoudre des problématiques sociales, agir concrètement. »

En bref, améliorer le quotidien à son humble mesure, c'est ce qui compte pour lui. Et s'il entend garder « ces envies », peut-être le mèneront-elles ailleurs, histoire de ne pas s'essouffler : « Pourquoi pas professeur, dans ce secteur aussi il y a beaucoup de choses à inventer ! »

 

Pour agir avec les jeunes et poser les bonnes questions

La soudaine surmédiatisation de Molenbeek et sa cohorte d'idées reçues sur les habitants de la commune ? Jonathan les a regardées de loin, en poursuivant tel qu'auparavant son travail auprès des gosses. Il comprend la lassitude des Molenbeekois, et « le traitement par le mutisme » de la chose, du fait de la peur généralisée chez les habitants de voir leurs propos « récupérés ou déformés ». « Les commémorations, les débats, le vœu de montrer un autre visage de Molenbeek » sont autant de choses positives à ses yeux. Mais c'est surtout l'après qui compte, car ce qu'il craint, c'est l'absence de véritable questionnement sur la réinsertion des gamins, d'ici ou d'ailleurs, partis en Syrie : « Les gens parlent de prison, de coercition plus que de prévention, la discussion de fond reste en suspens. » Et surtout la récupération politique l'inquiète :

« J'ai peur que des assos peu scrupuleuses surfent sur l'antiradicalisation et se retrouvent médiatisées ou subventionnées au détriment des autres. »

Ce d'autant plus que la radicalisation lui semble un épiphénomène à Molenbeek et que le véritable enjeu pour contrer le désespoir et l'amertume qui pourraient gagner les jeunes est de leur donner des outils pour regarder l'avenir positivement. Une tâche à laquelle s’attelle aussi Atouts Jeunes en luttant pour l'accès à l'emploi de ces populations, comme le préconisent désormais de nombreuses recommandations politiques.

 


[2]Sur l'appropriation de l'espace par les jeunes : Lire « Jeunes en ville, Bruxelles à dos ? L’appropriation de l’espace urbain bruxellois par des jeunes de différents quartiers », Bruxelles en mouvement, mai 2008.

Une enquête a été menée auprès de 31 jeunes par Olivier Bailly, Madeleine Guyot, Almos Mihaly & Ahmed Ouamara, avec la collaboration de Julie Cailliez, sociologue à l’Université libre de Bruxelles, dont les conclusions sont disponibles ici : http://www.monde-diplomatique.fr/2008/08/BAILLY/16206

[3] Sur la commune en général et son déficit réel ou ressenti d'infrastructures de loisirs et de culture par les habitants : http://www.molenbeek.irisnet.be/fr/fichiers/developpement-urbain/cdq-petite-senne-1-3-biografie-dun-quartier-small.pdf

[4] A Molenbeek, les revenus moyens et médians sont très inférieurs à ceux de la Région de Bruxelles Capitale et du reste du pays. Sur la pauvreté de la commune : http://www.observatbru.be/documents/graphics/fiches-communales/2006/12_molenbeek-st-jean_fr.pdf