Société
Deuil, démarches juridiques et médiatiques : le combat des familles suite à des violences policières
8 janvier 2021 - par Amandine Kech
© Capture d'écran lors de la rencontre "Se défendre face à la violence de la police", 10/11/2020"
Quand les violences policières aboutissent à la mort d’un proche, outre l’épreuve du deuil, des familles sont obligées d’entamer de lourdes démarches judiciaires et médiatiques pour obtenir justice. Comment ces familles procèdent-elles?? Quels sont les obstacles et mécanismes qui empêchent la vérité d’éclater au grand jour?? Comment pouvons-nous les soutenir??
Le 10 novembre dernier, Assa Traoré, Ayoub Bouda, Ina et Joëlle Sambi étaient réuni.e.s pour répondre à ces questions lors d’une rencontre animée par Axel Farkas, retransmise sur les réseaux sociaux par la Gauche anticapitaliste, en collaboration avec la Formation Leon Lesoil.
Se battre pour connaitre le déroulement des faits
Après avoir appris qu’un membre de leur famille vient de décéder suite à un contact avec la police, les premières interrogations des familles portent légitimement sur le déroulement des faits. Que s’est-il passé au juste ?
C’est ce que met en lumière l’intervention de Madame Assa Traoré, la sœur d’Adama Traoré, tué à 24 ans par la gendarmerie française en 2016. Ce jour-là, la mairie appelle Adama pour qu’il vienne chercher sa pièce d’identité. Plus tard dans la journée, interpellé pour un contrôle d’identité, il s’enfuit car il n’a pas ses papiers sur lui. Arrêté ensuite chez un ami, trois gendarmes lui font subir un plaquage ventral, écrasant ainsi sa cage thoracique. Après une agonie de deux heures, Adama Traoré décède dans la cour de la caserne de la gendarmerie. Vers 21h, sa maman se présente à la gendarmerie, on lui répond que son fils se porte très bien. C’est à 23h seulement que la mort d’Adama sera annoncée.
S’en suit pour la famille une recherche de la vérité où les affirmations divergent : les gendarmes affirment avoir fourni les premiers soins, les pompiers expliquent qu’au vu de la position du corps d’Adama à leur arrivée sur les lieux, les premiers soins n’ont pu lui être fourni par les gendarmes. Les rapports d’expertise se contredisent, certains affirment que le plaquage ventral par les gendarmes est responsable de la mort d’Adama et d’autres rapports mettent en avant des causes cardiaques et infectieuses. La guerre des experts est telle que la France demande aujourd’hui à la Belgique de trancher : les résultats seront rendus en janvier 2021.
Avoir accès à la vérité des faits est donc la première démarche des familles dans ce long parcours pour obtenir justice. En travers de ce chemin, se placent les versions des représentants des forces de l’ordre et de la justice.
C’est le même constat que pose Monsieur Ayoub Bouda, le frère de Mehdi Bouda, tué par une voiture de police le 20 août 2019. Ce soir-là, Mehdi, 17 ans, passionné d’art et de sport, se trouve au Monts des arts avec ses amis de l’école Saint-Luc. Vers 23h30, chacun repart de son côté pour reprendre le dernier métro. Quelques minutes plus tard, un de ses amis aperçoit un corps par terre, il s’agit de Mehdi. La version de la police dit que Mehdi aurait fui un contrôle de police, il aurait couru et traversé sans regarder et une voiture de police banalisée l’aurait percuté accidentellement. Ce n’est que 11h plus tard que la mort de Mehdi est annoncée à sa famille en présentant les choses de la sorte "Mehdi a été impliqué dans un accident de voiture et il y a des victimes". C’est ensuite à la morgue que la famille a pu constater qu’il s’agissait bien de Mehdi. En sortant de la morgue, aucun agent n’est là pour leur donner des explications. Un simple formulaire est remis à la famille.
Le combat commence pour comprendre ce qui s’est passé : il faut d’abord à la famille comprendre que c’était une voiture de police qui était impliquée. Ayoub doit mener sa propre enquête pour connaître le déroulement des faits car aucune information n’est communiquée à la famille.
Contrer les mécanismes de déshumanisation et de criminalisation des victimes, relayés par les médias généralistes
Très vite, dans le cas d’Adama Traoré comme dans celui de Mehdi Bouda, le mécanisme de criminalisation se met en place : dans les médias généralistes, on parle du "casier judiciaire" de Mehdi, alors que celui-ci est vierge, tandis que les antécédents du policier en cause ne sont pas révélés. On reproche au défunt d’avoir fui un contrôle de stupéfiant. Au palais de justice, avec son avocate, Ayoub Bouda demande à consulter toutes les pièces, la drogue mentionnée dans le dossier a disparu, elle aurait été brûlée. Le débat est monopolisé par la question de la drogue que Mehdi aurait eue sur lui alors que le principe du contrôle n’est pas justifié.
Assa Traoré le souligne : "la victime n’est plus considérée comme victime, mais comme coupable. Dès lors, c’est la police qui est présentée comme victime. Nous devons alors humaniser nos frères ! Nous devons rappeler qu’un homme a été tué, mais aussi une famille, des rêves. Ces hommes qui sont tués, il faut faire comprendre qu’ils ont une histoire personnelle et une histoire familiale."
Un troisième témoignage, celui d’Inna, montre aussi clairement ce mécanisme de déshumanisation. Avec deux amies, Inna a été victime de violence policière fin août 2020 à Saint-Gilles, à Bruxelles. Alors qu’un homme est en train de les agresser verbalement sur leurs tenues, une voiture de police arrive et demande aux 3 amies de mettre leurs masques. Elles demandent alors aux agents de s’occuper de l’homme qui les invective, ce à quoi il leur est répondu que si la police est présente sur les lieux c’est pour faire respecter les règles sanitaires. Ensuite, une des deux agentes sort de la voiture, plaque une des deux amies d’Inna contre une vitrine et la violente. Deux policiers arrivés derrière Inna, la plaquent au sol, lui mettent un genou sur la tête, la menottent et la soulèvent par les menottes, ce qui casse son poignet. Dans la voiture de police en route vers le commissariat, les agents fustigent la tenue d’Inna et justifient les propos de l’agresseur. Au commissariat, des agents insultent Inna de "singe dont la place est en cage".
Un policier un peu plus clément finira par amener Inna à l’hôpital pour faire soigner son poignet. Au moment des faits plusieurs passants ont tenté de filmer ce qui se passait, ils ont subi des intimidations pour effacer les images, des téléphones ont été confisqués ou jetés à terre.
Organiser des manifestations, comprendre les dossiers, et souligner les incohérences du système
Dans l’affaire de Mehdi comme dans les deux autres, les jours passent et les victimes n’obtiennent aucune nouvelle.
Pour se faire entendre, la famille de Mehdi organise une marche citoyenne et 5 jours plus tard, la famille a accès au dossier. Ayoub Bouda explique la difficulté du travail de compréhension d’un tel dossier, qui, sans un avocat pour vulgariser les termes et les procédures, est très difficile. Une incohérence totale dans la procédure est relevée par Ayoub Bouda : le commissaire en chef responsable de l’enquête est à la fois le responsable du policier en cause ! Grâce à sa mobilisation, et avec l’aide de ses avocats, la famille a finalement accès aux images de caméras de surveillance et à la boîte noire de la voiture de police.
Ayoub Bouda explique : la boîte noire de la voiture de police montre que la version de la police est fausse. Alors que le policier disait rouler à une vitesse raisonnable dans une zone à 30 km/heure, la boîte noire révèle qu’il roulait à 98 km/heure. Il a dit avoir freiné en voyant mon frère traverser, la boîte noire montre qu’il a accéléré au moment de l’impact. Le policier dit avoir assisté mon frère alors qu’il ne l’a pas fait pendant 13 minutes. Ce sont des éléments objectifs. Si on n’y avait pas eu accès, ce serait leur version contre la nôtre. Le procureur a pourtant rendu un non-lieu, alors que les éléments montrent la responsabilité de la police. Il justifie cela aussi car en Belgique il n’y a pas de cadre aux courses-poursuites, il n’y a pas de sanction pénale, ni pour l’usage de la force. Un policier peut user de la force sans être condamné pénalement."
Lutter contre l’impunité du corps policier
Ayoub Bouda ajoute : "on fait un travail qu’on ne devrait pas faire en tant que victime. Humaniser mon frère, faire en sorte qu’il y ait une enquête correcte… Et au final aucun cadre pénal ne nous permettra d’arriver au bout de ce processus de justice. Il y a une impunité au niveau de la voie publique et une impunité juridique". On va demander des compléments d’enquête. Et on va continuer à humaniser nos frères, avec les autres familles. Les morts de violences policières, ce sont toujours des personnes issues de l’immigration et on nous met des bâtons dans les roues dès le moment où on veut porter plainte, où on veut se porter partie civile. Avec notre collectif, on va continuer le combat, avec les autres familles. Justice pour nos frères."
Inna souligne toute l’importance du droit à filmer les actions de la police car, bien que les images des vidéos de surveillance ont été demandées dans les délais prescrits, les vidéos n’ont jamais été rendues accessibles. Dans le cas d’Inna, plainte a été portée auprès du comité P. Inna a été en incapacité de travail pendant 6 semaines. Il y a eu beaucoup de soutien de personnes extérieures, d’un parti comme le PTB, de manifestations et beaucoup de médias se sont intéressés à leur affaire, notamment car il y avait déjà eu de nombreuses plaintes déposées contre cette brigade, mais aucune n’avait abouti. Inna fait l’hypothèse que c’est sans doute le fait que deux des trois jeunes filles étaient "typées européennes" qui a interpellé les médias.
Dénoncer collectivement le caractère raciste et systémique des violences policières
Le collectif "Belgian Network for Black lives", dont fait partie Joëlle Sambi, est né pendant le premier confinement au cours duquel une voiture de police a percuté et tué le jeune Adil à Anderlecht, et suite aux protestations autour de l’assassinat de Georges Floyd aux USA. Ce network est venu en soutien à l’asbl "Change" pour l’organisation de la manifestation contre le racisme et les violences policières qui a eu lieu en juin dernier devant le palais de justice de Bruxelles. Il se veut aussi être une caisse de résonnance des nombreuses organisations afrodescendantes, citoyennes, décoloniales, féministes et antiracistes qui travaillent depuis longtemps sur le racisme d’Etat.
Joëlle Sambi explique que dans les communautés migrantes ou issues de l’immigration, non -blanches, chacun vit avec cette crainte de voir ses frères, son père, ses oncles être agressés par la police. Elle insiste particulièrement sur l’importance de dénoncer l’aspect systémique des violences d’Etat à l’encontre des personnes Noires, Arabes ou identifiées comme telles. "Il faut dénoncer le préjugé selon lequel les victimes de violences policières, vivantes ou malheureusement décédées, l’ont bien cherché."
Dénoncer également le fait que les médias généralistes font souvent l’économie d’un travail de fond concernant les violences policières sur des personnes racisées, quand ce travail est réalisé par les médias communautaires. En effet, l’absence de relais dans les médias généralistes, fait peser une charge mentale sur les familles qui doivent dès lors lutter pour que la mémoire de leur proche ne soit pas salie, ce qui peut être très désastreux dans le cas d’un procès.
Elle explique que plusieurs autres mécanismes sont à dénoncer :
- la tendance de la Justice à qualifier ces meurtres (comme le font les familles des victimes) en homicides involontaires. Cette requalification en homicides involontaires alimente l’impunité de la police mais aussi celle de l’Etat, elle réduit ces faits systématiques à un niveau interpersonnel, accidentel. La mort de Mawda, par exemple, n’est pas un accident, c’est le résultat tragique et visible d’une politique globale envers les personnes migrantes. Cela empêche les citoyens de questionner le système, de demander par la voie légale, quelle sont les instructions données par notre gouvernement, et de cette manière d’aller au-delà du seul policier, même s’il a bien une responsabilité.
- la lenteur de la justice qui épuise les proches. Dans l’affaire de Dieumerci Kanda, cet homme Noir qui va à la police déclarer le vol de son portefeuille et que l’on retrouve mort le lendemain pendu dans la cellule du commissariat avec son singlet, depuis 2015, il y a report d’audience, alors que la famille de Dieumerci se présente à chaque fois. Cet été, la famille a appris qu’un non-lieu avait été prononcé.
- Le Belgian Network for Black lives souhaite mettre en place des interpellations politiques des pouvoirs publics et notamment des pouvoirs communaux. Il souhaite créer des alliances avec d’autres mouvements sociaux, notamment ceux qui sont portés par des personnes blanches et défendre les droits des personnes sans-papiers. Joëlle Sambi interpelle également tous les citoyens : "Il faut aller aux évènements de soutien, ne pas se contenter d’écrire des articles, car ce serait faire du sensationnalisme. Il faut aussi récolter des soutiens financiers pour soutenir les démarches juridiques des familles. Les blancs doivent aussi s’impliquer : dénoncer, filmer, s’interposer, dire non. De là où on est faire quelque chose."
Soutenir les familles : quelques pistes
Ayoub Bouda propose également d’autres pistes d’action. Il faudrait un organisme, différent du Service d’aide aux victimes, qui soutiendrait les familles tout au long des démarches.
Il faut préserver ce droit à filmer la police, pousser les gens à porter plainte, faire une étude et des statistiques qui montrent que ces sont toujours les mêmes personnes qui sont visées.
Autre piste proposée par Assa Traoré : Les Noirs, les Arabes et racisés, doivent écrire leur propre histoire, leur mémoire et aussi questionner l’Histoire collective, rétablir la vérité historique de la colonisation.
Enfin, il est très important de s’informer, de ne pas demander un travail de pédagogie aux personnes racisées, il faut s’informer par soi-même. Et être présent même quand les caméras s’éteignent.
Propos recueillis par Amandine Kech , Animatrice-coordinatrice Magma asbl
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