Nord/Sud

Décoloniser ma mémoire

13 juin 2019 - par Elodie Kempenaer

“La petite fille qui écoutait les récits de son père sans s’inquiéter de rien, laisse place à une jeune femme militante”.

- Mon père a construit des écoles en Afrique -

Ebéniste-menuisier de formation, il a beaucoup voyagé et s’est retrouvé à vivre des années d’abondance sur cette terre riche. Il y a bâti des lieux de savoir et d’enseignement puis y a assis son autorité en tant que professeur, lui que l’on appelait le Vieux, l’Ancien.

Une vie douce s’établissait là-bas, pour lui et ses enfants, mes demi-frères et sœurs ; liberté, insouciance et profusion, garanties par les Congolais mis à son service pour entretenir le jardin , la demeure,  faire le ménage et le linge

Des années après, je suis née, loin de cette terre. Mon père a ramené avec lui la nostalgie de cette époque et lorsque l’occasion était donnée, il nous parlait de “l’Afrique”, de son Afrique à lui. C’était pour moi une manière de vivre par procuration cette période d’allégresse. L’Afrique de mon père était, selon les stéréotypes coloniaux, riche et docile, elle était gentiment naïve et sauvage. Elle était terre d’émancipation pour lui et ses enfants. Lorsqu’il en parlait, assis sur sa chaise, il était fier, dépositaire d’une mémoire de vie que je jalousais un peu. J’écoutais, j’apprenais ce “continent” à travers son prisme et je grandissais.

Ensuite, l’adolescence est arrivée et je suis entrée en conflit avec lui. Pour tout et pour rien. J’ai questionné ses paroles, j’ai questionné ce qu’il m’enseignait. J’ai senti que quelque chose me dérangeait. Là, à l’endroit où je commençais à asseoir mes valeurs, j’avais comme une démangeaison. Avant je riais de certaines de ses blagues, maintenant je tique. J’ai mis alors des mots sur tout cela, racisme ordinaire, rapport de force, domination, esclavagisme.

Je me suis tournée vers l’école, vers les manuels et je n’ai rien trouvé sur la petite histoire de mon père faisant partie de l'Histoire de la Belgique. Je voulais confronter les seuls éléments que je connaissais du Congo et je n’avais que peu d'éléments pour contredire le point de vue colonial. Comment cela se faisait-il ? Où se trouvait le continent fondateur ? Entre la préhistoire et la Renaissance ? Est-ce que je cherchais mal ? Est-ce que je posais les mauvaises questions ? Des années après, je me pose encore les mêmes questions. J’ai grandi et j’ai appris grâce aux rencontres, à mes engagements mais j’ai perdu l’école de vue et je m’interroge, où en est-on maintenant ?

Dans cette ère numérique, nous parlons beaucoup des bad buzz, ces vidéos ou polémiques qui n’ont qu’un seul mérite c’est de faire parler d’elles, en mal. L’histoire de mon père a eu le même effet sur moi et sans cela, je n’aurais peut-être jamais eu accès à ces événements et j’aurais fait partie de ces étudiants ignorant totalement l’histoire coloniale de notre pays.

Mon père n’a jamais évoqué explicitement comme certain le disent les “bienfaits” (routes, hôpitaux, etc.) de la colonisation et s’il le pensait, il n’en a jamais rien dit, préférant mettre en avant ce sentiment personnel galvanisant d’être respecté, voire idolâtré. Comme l’écrivent très bien Amandine Lauro et Romain Landmeters, chercheur et chercheuse qualifié.e.s du FNRS[1], dans leur dossier consacré à l’histoire coloniale dans l’enseignement belge  « Les évocations de la colonie sont néanmoins puissantes et toutes entières placées au service d’une vision héroïque de ‘ l’œuvre coloniale’ belge » .

Lors de la rencontre-débat « A quand une place pour l’histoire coloniale à l’école ? » organisée au PianoFabriek par Magma et CMCLD[2], j’écoutais attentivement les interventions qui ont fait rapidement écho en moi. Tout ce que j’ai pu entendre plus jeune est mis en parallèle avec ce que j’entendais pendant la soirée, enfin! La petite fille qui écoutait les récits de son père sans s’inquiéter de rien, laisse place à une jeune femme militante convaincue de la nécessité de rendre à l’école son rôle fondamental de transmission de savoir concernant la colonisation.

Il me semble nécessaire et urgent de reprendre ces histoires racontées au coin du feu et  d’y ajouter une analyse critique. En les débarrassant des escarbilles de la subjectivité et en leur rendant leur place ; dans une histoire juste qui tendrait à réunir tous ceux qui ont construit la Belgique, sans exception et sans langue de bois et faux-semblant.


Elodie Kempenaer

 

Avec le soutien de la Fondation Roi Baudouin 


[1]Fonds de la Recherche Scientifique.
[2]https://www.memoirecoloniale.be