Société

Comment lutter pour une décolonisation des savoirs et pratiques dans les sciences environnementales ?

3 mai 2021

Pour comprendre la décolonisation, il faut comprendre la colonisation, ainsi que la structure du pouvoir dominant. Au cours des derniers siècles s’est érigée une triple domination : le racisme, le capitalisme et le patriarcat. Ce sont trois systèmes qui se combinent et se renforcent réciproquement. Ensemble, ils perpétuent des inégalités et injustices de sexe, de classe et de race. Le colonialisme, contexte historique précédant notre ère dite post-coloniale, a muté en néocolonialisme, prenant plusieurs formes dont "l’épistémicide" et le "colonialisme vert".

 

 

                                         

 

Au 19e siècle, dans un contexte colonial, les ambitions d’expansion de l’Occident mènent à des violentes transformations politiques, sociales, économiques et environnementales. Les idéologies prônant l’industrialisation mènent la danse dans une dynamique d’exploitation, de division et de destruction de l’autre. Ce programme d’annihilation des pratiques sociales et connaissances autres que celles du modèle capitaliste dominant se nomme l’épistémicide.

C’est une des injustices que met en avant le sociologue portuguais Boaventura de Sousa Santos dans ses ouvrages, militant pour une justice cognitive globale et une décolonisation du savoir. Dès 1994, il évoque dans ses écrits: « La connaissance occidentale a imposé un programme dans le monde entier basé sur l’impossibilité de penser un autre monde différent du modèle capitaliste. » En 2014, il approfondit davantage cette notion dans son ouvrage « Epistemologies of the South. Justice against Epistemicide ». Il y considère l’épistémicide comme « l’un des grands crimes contre l’humanité ».

En 2015, Fatima Khemilat qualifie aussi la notion d’épistémicide comme étant « le crime parfait ». Chercheuse en sciences sociales et en sciences des religions, elle en fait l’objet d’une conférence « The Muslim Think Thanks » intitulée « Épistémicides. L’impérialisme m’a tuER. ». Selon elle, il existe bien des manifestations matérielles des épistémicides telles que des destructions organisées de monuments, d’œuvres d’art, de livres. Mais les épistémicides les plus coriaces sont subtils, infiltrés dans les manuels d’Histoire et les productions scientifiques. Dès le 18e siècle, les occidentaux se considèrent cognitivement supérieurs et programment une uniformisation des savoirs selon leur modèle. La production des savoirs scientifiques est dès lors orientée de sorte à valider la prétendue supériorité occidentale. Neuf fois sur dix, les productions scientifiques ne citent que des chercheurs du Nord, venant de ces 7 pays : la France, l’Espagne, le Royaume-Uni, l’Italie, la Grèce, l’Allemagne, et les Etats-Unis.

Selon Guillaume Blanc, spécialiste de l'histoire contemporaine de l'Afrique, les associations de protection de l’environnement mènent des politiques semblables à celles de l’époque coloniale. À la fin du XIXe siècle, l’industrialisation et l’urbanisation ont cimenté les paysages verts d’Europe. Les colons pensent retrouver en Afrique leur nature perdue. En 1930, ils y créent des parcs nationaux, privant les locaux de leur droit à la terre. Ensuite, vers 1960 émerge un éveil climatique contradictoire. En Europe, on promeut les bienfaits que les éleveurs et cultivateurs ont sur l’entretien de la nature. Alors que les habitants de l’Eden africain sont accusés d’être les « destructeurs » d’une nature fantasmée pure et vierge de présence humaine.

Ils s’érigent dès lors en uniques connaisseurs de la science environnementale, en invalidant les connaissances et pratiques des africains. Guillaume Blanc appelle cela le colonialisme vert, dont fait l’objet son essai paru en 2020 « L’Invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Eden africain ». En 1980, c’est sous les titres de « spécialistes » et « consultants en patrimoine » qu’ils perpétuent leur occupation : expulsions d’habitants, surexploitation des terres, extractivisme de masse, … ce que continuent à ce jour des associations comme le WWF (Fonds mondial pour la nature), l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) ou encore l’Unesco. Malgré tout, il dit que « ce paradoxe n’est pas le fruit d’un complot orchestré par des multinationales malveillantes et des États retors. Il est le résultat de « notre » mode de vie quotidien. Préserver la nature dans les parcs africains, c’est, en fait, s’exonérer des dégâts que cause partout ailleurs notre mode de vie consumériste et capitaliste. Et cette vérité dérange car l’accepter, ce serait reconnaître que, pour enfin amorcer le virage écologique, il faudrait s’en prendre non plus à la paysannerie (africaine), mais à nous-même ».

Selon les trois spécialistes, amorcer la lutte se fait à une échelle individuelle et de proximité. Comme Guillaume Blanc l’a cité, les occidentaux devraient avant tout réfréner leur mode de consommation. La surconsommation et l'accroissement démographique en Europe créent un besoin de ces modes de production. Pour Fatima Khemilat, nous sommes tous témoins passifs d’un crime qui se perpétue. D’une part, nous renseigner sur des savoirs alternatifs limiterait l’ignorance personnelle entretenue par les épistémicides. D’autre part, les universitaires devraient plus partager dans leurs productions scientifiques les travaux de chercheurs du Sud. Selon Boaventura de Sousa Santos, nous devons placer notre espoir d’un monde meilleur dans l’arrière-garde, ceux qui s’unissent pour résister à la triple domination. En opposition aux avant-gardistes, ceux qui sauraient théoriquement avant les autres, et si cela échoue en pratique, rejettent la faute sur les citoyens. « La théorie de l’arrière-garde, c’est donc l’idée que nous devons soutenir les intellectuels, et que les intellectuels doivent, quant à eux, être à la fois intellectuels et activistes. Ils doivent aider ceux qui résistent, ceux qui vont plus lentement et qui ont plus de difficultés. »

 

Lucile Migisha

 

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